Le journal Le Monde a publié dans son édition du 21 Mars 2012 une tribune co-signée par Valérie Amiraux et Alana Lentin, Maître de conférences à l’Université du Susssex. Le texte est disponible en ligne et reproduit ci-dessous. On rappellera que cette tribune est une réaction à la proposition du candidat socialiste François Hollande le 10 mars 2012 de supprimer le terme de “race” de la Constitution.
Texte de la tribune:
“Il n’y a aucun doute : la campagne pour la présidentielle a fait de la diversité culturelle, et en particulier de celle qu’incarnent les musulmans de France, un sujet central des positionnements de tous les protagonistes. Si la guerre culturelle est aussi explicitement engagée dans ces élections, c’est parce que, insidieusement, une racialisation des différences culturelles – notamment religieuses – s’intensifie en France sur le terreau d’un racisme qui peine d’autant plus à dire son nom qu’il vise ici très précisément une population, celle des musulmans, présentée comme illégitime sur le plan de ses attributs culturels.
D’un côté, François Hollande, candidat socialiste à la présidence, partisan d’un retrait du mot “race” de la Constitution. De l’autre, Nicolas Sarkozy, candidat à sa propre succession, qualifiant cette proposition de ridicule. Depuis 2004, gauche et droite font pourtant globalement front uni dans la lutte contre l’islamisation potentielle de la France, en légiférant sur ce qui apparaît comme le plus consensuellement légitime d’exclure et multipliant les déclarations sur ce qui “dépasse” et contrevient aux règles de la vie en République, visiblement (les prières de rue) ou non (la viande halal).
La manoeuvre de prestidigitateur proposée par François Hollande nous place en réalité dans une impasse. Il ne s’agit pas pour nous de revenir sur l’enjeu juridique. Au-delà du constat, triste mais lucide, que la suppression du mot race ne supprimerait pas le racisme, il y a dans l’usage du terme race, comme dans celui du terme de civilisation, toute la prudence à apporter lorsque l’on mobilise un terme doté simultanément d’une signification analytique pour ceux qui observent le social et d’un sens établissant une hiérarchie des valeurs reprise par tout un chacun.
L’opposition au terme de race n’est pas une nouveauté. C’est, on le sait, la réponse choisie après la seconde guerre mondiale et la découverte des camps de concentration, inscrite dans le droit à différents niveaux dans un contexte, rappelons-le, toujours colonial pour la France et ségrégationniste aux Etats-Unis. En déniant la signification d’une pensée raciale et refusant désormais l’usage du terme race au motif de la condamnation des sciences raciales, les vainqueurs de l’Allemagne nazie pensent alors éradiquer la source principale du nazisme. On connaît plus particulièrement en France le rôle joué par Claude Lévi-Strauss dans le projet de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco) des années 1950 de substituer ethnicité ou culture à la notion de race.
Ce jeu de passe-passe lexical n’a pourtant occulté ni la discrimination ni le racisme : la conviction de la supériorité de certains groupes persiste, qu’on se réfère pour le faire à la notion de race, d’ethnicité, de culture, de religion ou de… civilisation.
Car c’est bien le racisme qui continue de donner tout son sens à la race. Désormais dissocié de l’idée de la différentiation biologique entre les groupes humains, il continue d’opérer. La logique raciste estime maintenant que les différences entre les individus sont naturelles et indépassables, inscrites au patrimoine génétique des cultures et des religions plutôt que des races, mot socialement tabou et politiquement peu correct.
De deux choses l’une : soit Hollande voit la Constitution comme une baguette magique (à deux reprises : en constitutionnalisant le principe de laïcité et en retirant le terme de race), soit il est naïf (supprimer la race anéantirait le racisme ?), ce que nous ne pouvons croire.
La déclaration saura séduire les indécis, ceux qui attendent un geste, un mot plus fort que la litanie nauséabonde des membres et proches du gouvernement. Mais ils ne doivent pas s’y tromper : Hollande ne s’engage pas dans une lutte corps et âme contre le racisme et la discrimination. Il ne renverse pas la machine raciste. Au contraire, il se range avec Sarkozy et ses sbires dans le camp de ceux qui, de façon cosmétique et opportuniste, flattent une diversité relative, sélective et électoralement commode.
En faisant cette proposition, Hollande aplanit tout désir de réfléchir au présent à la contribution de l’expérience coloniale à la naturalisation de la racialisation des altérités culturelles et religieuses. Il s’engage sur la voie du déni de leurs effets discriminants vécus au quotidien par des femmes, des hommes et des enfants qui, si cette proposition devenait réalité au lendemain de la victoire socialiste, demanderont avec raison des comptes à un président inconséquent”.